Princes charmants et princesses englouties
Après avoir assisté à une soirée dans laquelle un conteur a narré des
contes bretons, je me suis aperçu d'une chose qui peut paraître
évidente : ils sont placés d'un point de vue assez différents des
contes que la plupart des gens connaissent. Je veux parler des contes
des frères Grimm, connus surtout par le biais de Walt Disney.
Dans
ces contes le point de vue est celui de la femme, qui subit toutes
sortes d'épreuves. À la fin des contes, sa récompense est un prince
charmant, un être lointain mais dont tout le monde rêve. Ce prince
charmant est un des archétypes (au sens Jungien) les plus simples et
les plus accessibles : on n'a pas besoin de poser de questions sur lui,
tout le monde le connaît, il n'a pas besoin d'être décrit. D'ailleurs
décrit il ne l'est jamais, il n'a pas de personalité, ce n'est pas un
individu, mais un être commun, appartenant à l'inconscient collectif.
Les femmes des contes ne cherchent pas tout le temps ce prince, parfois
même il apparaît à la fin du conte pour la première fois, mais il est
toujours la récompense.
Cependant, dans les contes bretons,
dérivés des contes celtes (et qui vont parfois trouver des racines
encore plus lointaines dans le chamanisme, notemment au niveau de
l'initiation) se placent tout le temps du point de vue de l'homme.
J'avais l'impression au début de ma reflexion sur le sujet que les
contes germaniques et celtes étaient symétriques, mais ce n'est
certainement vrai que pour les contes bretons modernes. Dans ces contes
l'homme accomplit des quêtes dans lequel il est bien souvent malmené
(jusqu'à être mangé par des démons, comme les chamans). Sa récompense
est souvent également une princesse (ou en tous cas une femme
charmante). Dans les deux cas l'eros est passif, l'amour est immédiat,
il n'y a pas de problème à partir du moment où le prince ou la
princesse est trouvé. Ici encore la princesse est un archétype, elle
n'a pas de personalité mais est une partie de l'âme du héros.
Cependant,
en y réfléchissant à deux fois, les contes celtes possèdent encore
cachés des aspects plus profonds de la princesse... Ces aspects sont
nettement moins positifs que ceux des princesses celtes enfermées dans
des donjons dont le héros doit tuer le gardien. Mais ces aspects sont
nettement plus négatifs et sont tenus dans les contes modernes par les
sorcières. Un de ces aspects les plus importants est l'aspect
d'initiation. Beaucoup d'éléments laissent à penser que l'initiation
guerrière et sentimentale était faite chez les celtes par les femmes.
Ces initiations ne sont pas toujours des plus drôles et impliquent bien
souvent des souffrances, tant au niveau physique que moral. Un exemple
que j'aime beaucoup, qui ne fait pas référence à une souffrance mais à
un aspect sanguin et initiateur de la femme est un passage de Peredur
d'un auteur gallois inconnu, sur la quête du graal :
"Il vit venir
dans la salle et entrer dans la chambre deux hommes portant une lance
énorme : du col de la lance coulaient jusqu'à terre trois ruisseaux de
sang. A cette vue toute la compagnie se mot à se lamenter et à gémir...
Après quelques instants de silence, entrèrent deux pucelles portant
entre elles un grand plat sur lequel était une tête d'homme baignant
dans le sang. La compagnie jetta alors de tels cris qu'il était
fatiguant de rester dans la même salle qu'eux" [petit aparté pour dire que graal
en gaëlique veut dire plateau et que, dans ce passage le plateau
contenant la tête coupée est le graal, bien loin de ce qu'on imagine
aujourd'hui...]
Les deux pucelles sont bien loin de
la princesse charmante traditionnelle (dans Parzival,
le cortège du graal est composé de femmes tenant des couteaux suivies
d'une princesse). Dans les mythes anciens, donc, les princesses ont
souvent un aspect terrible. On peut commencer à voir une
évolution de la princesse terrible vers une princesse plus tendre dans
le mythe
de la ville d'Ys. Dans ce mythe la princesse d'Ys, et avec elle toute
la ville a été punie par Dieu pour s'être livrée à des pratiques
payennes,
notemment sur le plan sexuel. Elle est une princesse charmante dans le
sens où elle est enfermée dans la ville d'Ys, engloutie sous les flots,
et elle attend que quelqu'un la délivre, mais son passé a un aspect
plus dérangeant. Enfin dans les contes modernes les princesses ne sont
plus que tendres et douces, sans péché. Les aspects féminins
dérangeants, notemment celui de l'initiation, sont les attributs des sorcières. Ces dernières sont souvent celles qui offrent au héros un objet magique
qui leur permet d'accomplir leur quête, mais elles sont souvent aussi
celles qui tuent, qui ensorcellent. Les sorcières et les princesses ne
faisaient qu'un (Yseult et Guenièvres par exemples sont bien loin
d'être des femmes sans personalité, parfaites, mais elles ensorcellent
par leur beauté et sont terribles), elles sont désormais bien
distinctes.
La
quête du prince charmant ou de la princesse charmante est quelquechose
de nécessaire mais néanmoins dangereux, surtout en ce qui concerne les
princesses. Les hommes occidentaux, depuis la grêce antique, ont
toujours été possédés par l'image de la sorcière. Cette hantise se
manifeste dans les mythes faisant intervenir Médée ou Calipso dans la
grêce antique, ou de manière encore plus impressionnante dans les
malheurs attribués à Lilith chez les juifs. C'est ce qui conduit depuis
la nuit des temps à une chasse aux sorcières, qui commence en grêce et
atteint son appogée au 17ème siècle avec l'invention des sabbats par la
sainte inquisition (d'après Carlo Ginzburg). Cette peur est liée pour
moi à cette division entre princesse et sorcière, et la non-acceptation
de la totalité de la femme. Les femmes pour les occidentaux modernes
doivent être des princesses, et ne pas avoir de part de sorcière en
elles. Pour correspondre aux mythes, elles doivent pouvoir rendre
l'homme passif : l'homme accomplit sa quête et reçoit la princesse en
don, l'amour est immédiat, et tout se passe bien. L'homme possède la
femme. Jung décrit fort bien cela quand il décrit les hommes possédés
par leur anima :
"Son éros est passif comme celui d'un enfant : il espère être
capté, absorbé, enveloppé et englouti. Il cherche en quelque sorte le
cecle magique de la mère, protecteur et nourricier, l'état de
nourrisson
allégé de tout souci, dans lequel le monde extérieur vient à lui et va
jusqu'à lui imposer son bonheur."
Mais voilà, les femmes existent elles aussi et ne sont pas que des éléments sans vie. Elles ne font pas qu'attendre le moment où un héros viendra projeter son anima sur elles. Les autres aspects de la femme sont les aspects de la sorcière. Au départ les sorcières étaient des femmes magnifiques, dont la beauté ensorcellait. Les sorcières ont été méticuleusement chassées, elles font peur. L'homme a toujours eu peur que la femme ne sois pas soumise, qu'il ne puisse pas redevenir un nourisson par elle. L'homme occidental a méticuleusement, depuis 2000 ans, cherché à redevenir un enfant, en supprimant l'aspect initiateur des femmes. Le plus effrayant est qu'il a presque réussi.