Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Quelques pensées
5 février 2006

Princes charmants et princesses englouties

Après avoir assisté à une soirée dans laquelle un conteur a narré des contes bretons, je me suis aperçu d'une chose qui peut paraître évidente : ils sont placés d'un point de vue assez différents des contes que la plupart des gens connaissent. Je veux parler des contes des frères Grimm, connus surtout par le biais de Walt Disney.

Dans ces contes le point de vue est celui de la femme, qui subit toutes sortes d'épreuves. À la fin des contes, sa récompense est un prince charmant, un être lointain mais dont tout le monde rêve. Ce prince charmant est un des archétypes (au sens Jungien) les plus simples et les plus accessibles : on n'a pas besoin de poser de questions sur lui, tout le monde le connaît, il n'a pas besoin d'être décrit. D'ailleurs décrit il ne l'est jamais, il n'a pas de personalité, ce n'est pas un individu, mais un être commun, appartenant à l'inconscient collectif. Les femmes des contes ne cherchent pas tout le temps ce prince, parfois même il apparaît à la fin du conte pour la première fois, mais il est toujours la récompense.

Cependant, dans les contes bretons, dérivés des contes celtes (et qui vont parfois trouver des racines encore plus  lointaines dans le chamanisme, notemment au niveau de l'initiation) se placent tout le temps du point de vue de l'homme. J'avais l'impression au début de ma reflexion sur le sujet que les contes germaniques et celtes étaient symétriques, mais ce n'est certainement vrai que pour les contes bretons modernes. Dans ces contes l'homme accomplit des quêtes dans lequel il est bien souvent malmené (jusqu'à être mangé par des démons, comme les chamans). Sa récompense est souvent également une princesse (ou en tous cas une femme charmante). Dans les deux cas l'eros est passif, l'amour est immédiat, il n'y a pas de problème à partir du moment où le prince ou la princesse est trouvé. Ici encore la princesse est un archétype, elle n'a pas de personalité mais est une partie de l'âme du héros.

Cependant, en y réfléchissant à deux fois, les contes celtes possèdent encore cachés des aspects plus profonds de la princesse... Ces aspects sont nettement moins positifs que ceux des princesses celtes enfermées dans des donjons dont le héros doit tuer le gardien. Mais ces aspects sont nettement plus négatifs et sont tenus dans les contes modernes par les sorcières. Un de ces aspects les plus importants est l'aspect d'initiation. Beaucoup d'éléments laissent à penser que l'initiation guerrière et sentimentale était faite chez les celtes par les femmes. Ces initiations ne sont pas toujours des plus drôles et impliquent bien souvent des souffrances, tant au niveau physique que moral. Un exemple que j'aime beaucoup, qui ne fait pas référence à une souffrance mais à un aspect sanguin et initiateur de la femme est un passage de Peredur d'un auteur gallois inconnu, sur la quête du graal :
"Il vit venir dans la salle et entrer dans la chambre deux hommes portant une lance énorme : du col de la lance coulaient jusqu'à terre trois ruisseaux de sang. A cette vue toute la compagnie se mot à se lamenter et à gémir... Après quelques instants de silence, entrèrent deux pucelles portant entre elles un grand plat sur lequel était une tête d'homme baignant dans le sang. La compagnie jetta alors de tels cris qu'il était fatiguant de rester dans la même salle qu'eux" [petit aparté pour dire que graal en gaëlique veut dire plateau et que, dans ce passage le plateau contenant la tête coupée est le graal, bien loin de ce qu'on imagine aujourd'hui...]

Les deux pucelles sont bien loin de la princesse charmante traditionnelle (dans Parzival, le cortège du graal est composé de femmes tenant des couteaux suivies d'une princesse). Dans les mythes anciens, donc, les princesses ont souvent un aspect terrible. On peut commencer à voir une évolution de la princesse terrible vers une princesse plus tendre dans le mythe de la ville d'Ys. Dans ce mythe la princesse d'Ys, et avec elle toute la ville a été punie par Dieu pour s'être livrée à des pratiques payennes, notemment sur le plan sexuel. Elle est une princesse charmante dans le sens où elle est enfermée dans la ville d'Ys, engloutie sous les flots, et elle attend que quelqu'un la délivre, mais son passé a un aspect plus dérangeant. Enfin dans les contes modernes les princesses ne sont plus que tendres et douces, sans péché. Les aspects féminins dérangeants, notemment celui de l'initiation, sont les attributs des sorcières. Ces dernières sont souvent celles qui offrent au héros un objet magique qui leur permet d'accomplir leur quête, mais elles sont souvent aussi celles qui tuent, qui ensorcellent. Les sorcières et les princesses ne faisaient qu'un (Yseult et Guenièvres par exemples sont bien loin d'être des femmes sans personalité, parfaites, mais elles ensorcellent par leur beauté et sont terribles), elles sont désormais bien distinctes.

La quête du prince charmant ou de la princesse charmante est quelquechose de nécessaire mais néanmoins dangereux, surtout en ce qui concerne les princesses. Les hommes occidentaux, depuis la grêce antique, ont toujours été possédés par l'image de la sorcière. Cette hantise se manifeste dans les mythes faisant intervenir Médée ou Calipso dans la grêce antique, ou de manière encore plus impressionnante dans les malheurs attribués à Lilith chez les juifs. C'est ce qui conduit depuis la nuit des temps à une chasse aux sorcières, qui commence en grêce et atteint son appogée au 17ème siècle avec l'invention des sabbats par la sainte inquisition (d'après Carlo Ginzburg). Cette peur est liée pour moi à cette division entre princesse et sorcière, et la non-acceptation de la totalité de la femme. Les femmes pour les occidentaux modernes doivent être des princesses, et ne pas avoir de part de sorcière en elles. Pour correspondre aux mythes, elles doivent pouvoir rendre l'homme passif : l'homme accomplit sa quête et reçoit la princesse en don, l'amour est immédiat, et tout se passe bien. L'homme possède la femme. Jung décrit fort bien cela quand il décrit les hommes possédés par leur anima :
"
Son éros est passif comme celui d'un enfant : il espère être capté, absorbé, enveloppé et englouti. Il cherche en quelque sorte le cecle magique de la mère, protecteur et nourricier, l'état de nourrisson allégé de tout souci, dans lequel le monde extérieur vient à lui et va jusqu'à lui imposer son bonheur."

Mais voilà, les femmes existent elles aussi et ne sont pas que des éléments sans vie. Elles ne font pas qu'attendre le moment où un héros viendra projeter son anima sur elles. Les autres aspects de la femme sont les aspects de la sorcière. Au départ les sorcières étaient des femmes magnifiques, dont la beauté ensorcellait. Les sorcières ont été méticuleusement chassées, elles font peur. L'homme a toujours eu peur que la femme ne sois pas soumise, qu'il ne puisse pas redevenir un nourisson par elle. L'homme occidental a méticuleusement, depuis 2000 ans, cherché à redevenir un enfant, en supprimant l'aspect initiateur des femmes. Le plus effrayant est qu'il a presque réussi.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité